Le père semblait fuir jusqu'aux ombres familières des meubles du manoir. Le patriarche semblait se faire l'ombre de lui-même depuis des jours, des semaines, perdant en poids, gagnant en nervosité, perdant en patience, gagnant en comportements incompréhensibles pour ses proches. Il sursauta lorsqu'il réalisa la présence de son fils dans l'entrée de son bureau puis lui jeta un regard soupçonneux. Pas un mot. Tout était absolument silencieux. Ce genre de silence qui ne respire pas le calme mais tout au contraire une tension vive, le genre de silence qui ressemble presque à un larsen, un bruit blanc et lancinant. Mais personne ne semblait s'en rendre compte. L'homme s'échappa par une autre porte, son fils le suivit. Enchaînement de portes, de couloirs, de pièces à une allure toujours plus folle. De familier les lieux devenaient menaçants, tantôt sombres, tantôt illuminés d'une lumière chaude et dansante. Matthew appela : un appel silencieux. Encore une fois personne n'y réagit, cela semblait normal. Il y avait une autre urgence : il devait absolument retenir son père. Il ne savait pas pourquoi, pas de quoi il devait le protéger, mais il devait l'empêcher de rester là. Il fallait qu'il sorte. Mais Fever sr s'éloignait toujours plus loin mais sans jamais sortir. A présent tout était beaucoup trop grand, gris cendre, le silence s'était fait vrombissement. Le père se retourna : il n'avait plus de visage, seulement une tête noircie et desséchée, les orbites vides et la bouche ouverte sur un hurlement silencieux. Matthew cria mais le bruit cette fois se perdit dans une déflagration assourdissante qui le secoua jusque dans ses os.


Il ouvrit les yeux sur une pièce chaleureusement éclairée par un feu de cheminée crépitant.

Ca n'avait été qu'un rêve. Dont il venait de se réveiller en sursaut, secoué par le bris de la ridicule statue de verre qu'il avait remarquée en entrant dans la pièce : elle représentait, ou plutôt avait représenté, un couple de cygnes roses s'entrelaçant avec une mièvrerie qui se voulait être de la grâce et dont les plumes translucides semblaient s'agiter sous l'action d'un vent faible. L'assistante sur le bureau duquel la sculpture avait trôné en semblait très fière et montrait désormais un air exagérément désespéré tandis qu'elle fondait en gémissements auprès de sa collègue. Apparemment un reparo ne suffisait pas pour remettre la chose en état. Mais qui à part la jeune femme aurait pu s'en attrister ?
Un rêve. Une sombre réminiscence qui lui avait fait revivre cette année terrible : les actes incohérents de son père, son anxiété contagieuse. Et l'explosion. Beaucoup de choses étaient mortes ce jour-là. Et pas seulement son géniteur. Ça avait été la fin de la force, de l'énergie de leur mère. La fin de l'innocence de son frère. La fin de son enfance à lui : il était l'aîné de la famille désormais, et dans le coma où était tombée Devka, il avait dû envisager très vite les solutions pour prendre soin d'Azraël. Il avait dû agir commencer à se comporter en adulte. Et même lorsque leur mère s'était éveillée, il était trop tard pour y changer grand chose. De toute façon, à part le plaisir et le soulagement presque surpris de la voir échapper à la mort, qu'elle revienne à elle n'avait pas changé le fait qu'elle ne pouvait tout assumer toute seule. Il avait pris les choses en main. Maladroitement d'abord, puis avec de plus en plus de doigté. Avec une volonté qui l'avait plongé complètement dans ses études, l'éloignant des amusements de son âge à moins qu'ils n'aient un intérêt stratégique pour l'intégrité et l'honneur de sa famille. Et alors de déployer des trésors de manipulation, de charme et de sourires cajoleurs : il avait fait ses griffes tôt. La société des sang purs était tout sauf tendre et empathique. La disparition du père de famille avait aiguisé des appétits qu'il avait fallu mâter, alors qu'à son âge, cela ne pouvait pas se régler par les baguettes. La manipulation de nécessité en était devenue une seconde nature. Matthew n'avait plus guère besoin de s'y forcer, et rarement besoin même d'y réfléchir. Les amis, les vrais, il ne s'en était pas faits beaucoup. Mais ceux-là en revanche, il avait pu voir à quel point ils étaient fiables et précieux. Il donnerait tant pour eux. Mais jamais tout. Tout c'était pour sa famillle.
Sa famille : les deux êtres qui lui restaient... Il était hors de question d'en perdre un seul... D'aucune façon que ce soit. Le centre de son monde.

Matthew se redressa, faisant jouer ses épaules pour en chasser la crispation d'un mauvais sommeil. Il n'avait d'ailleurs pas escompté s'assoupir dans ce fauteuil, mais la nuit blanche, le confort du siège, le pépiement sans intérêt mais ronronnant des deux secrétaires avaient eu raison de sa résistance. Voilà à quoi cela menait de passer les heures nocturnes en recherches acharnées, en entraînements poussés.

- Oh on vous a réveillé !, s'écria l'autre secrétaire, une blonde forte en chair, un air d'aimable matrone avec ses joues rouges comme des pommes mûres. Elle trouvait visiblement plus intéressant de s'occuper du jeune homme qui attendait son supérieur que de l'émoi de sa collègue. Désolée ! Mais M. Karedin n'est pas encore arrivé.
- Ca ne fait rien.
- Mais il ne devrait plus tarder.
- Parfait.
- Du café ?
- Oui.

La secrétaire ne sembla nullement sensible à l'indifférence arrogante et distante avec laquelle il lui répondait mécaniquement et alla chercher puis ramener une tasse de café brûlant. D'habitude il se faisait plus charmeur quand il s'agissait de personnes qu'il pourrait manipuler à terme : et les secrétaires, quoi qu'on en dise, peuvent être très utiles. Mais cette fois... Cette conversation impersonnelle... Il avait l'impression cotonneuse d'être encore à moitié dans un rêve. Tout ne semblait pas assez réel, n'avait aucune intensité comparé aux projets qu'il montait soigneusement, à l'appétit de vengeance qui l'empêchait chaque soir de se coucher à des heures décentes. Il lui semblait à ce moment-là qu'il ne pourrait jamais avoir l'esprit libre, l'âme légère, vivre pleinement tant qu'il n'aurait pas atteint cet.. obscur accomplissement. Il n'était pas stupide au point de vouloir y courir tête baissée sans stratégie. Il était même conscient de ce que tout cela avait de malsain : chaque jour qui passait durant lequel ses ennemis continuaient à respirer attisait une haine déjà trop grande pour leur être à eux seuls destinée, acide, corrosive et à double-tranchant. S'en rendre compte n'atténuait rien. Cela posait même le problème du dilemme, du cas de conscience. Pourtant il n'avait jamais hésité sur le coup. Pour chaque demande de celui qui deviendrait bientôt son nouveau maître, afin de lui prouver sa loyauté avant devenir pour de bon l'un de ces Mangemorts une fois prises ses fonctions en Grande-Bretagne, il avait fourni ce qu'on lui demandait sans hésitation ni échec. Mais parfois Matthew se surprenait lui-même avoir cessé de travailler, de lire, d'observer pour se plonger dans la contemplation de ses propres actes et se trouvant bien incapable de décider si ça avait été bien ou pas. C'était de toute façon secondaire : la vengeance était le but, ne l'en aurait détournée que la possibilité qu'elle nuise à son frère, hors Azraël semblait s'y plonger lui aussi, peut-être même plus profondément que lui. Trop profondément ? Parfois le comportement de son benjamin était presque inquiétant. Pour lui-même. Nouveau questionnement que Matthew ne pouvait pas éloigner si facilement celui-ci, mais il refusait de pousser la protection de son cadet à le couver de manière caricaturale. D'ailleurs Azraël serait bientôt majeur. Et pourtant, pourtant... ces réflexions revenaient toujours bourdonner. Les moldus devaient être mis au pas et hors d'état de nuire aussi : ça également c''était une nécessité absolue. Mais pour cela, c'était de drôles de routes qu'il semblait falloir emprunter... Comme toujours il finit par mettre un terme à ces digressions intérieures d'un haussement d'épaules tout aussi spirituel.
Qui veut la fin, veut les moyens.

Du pouce et de l'index, il se massa la racine du nez comme pour évacuer la fatigue qui lui piquait les yeux et il n'avait pas encore touché au café que la porte s'ouvrit sur l'imposant Karedin. Et ce fut le chaos. Comme à chaque fois que Karedin arrivait quelque part. Une voix tonnante, une taille et des épaules d'ours, la barbe broussailleuse, il avait l'apparence brutale qu'on aurait plus attendue d'un mercenaire, et le rire facile, caillouteux et communicatif d'un pilier de comptoir, d'ailleurs il en avait la consommation. Et plutôt deux fois qu'une. Cependant, sous cette apparence de tempête humaine, Karedin était probablement l'un des plus fin diplomate de Russie. Il savait joué à la perfection de son apparence et de l'effet qu'il faisait pour mener son monde toujours exactement où il le voulait et Matthew n'avait pu que se féliciter d'avoir été apprécié si vite par cet homme-là. Ses promotions rapides pour un homme aussi jeune que Fever, y trouvaient sûrement leur origine. Les autorisations pour devenir animagus aussi. Encore que si Karedin appréciait autant le jeune homme ce n'était sans doute pas pour rien : il avait là l'aristocrate qui lui manquait pour équilibrer le personnage qu'il jouait lui-même. Et un jeune homme qui, malgré son âge, n'avait pas froid aux yeux ni ne manquait de ressource pour jouer à la vaste partie d'échecs qu'étaient les relations internationales. A eux deux... Aucune manipulation ne semblait impossible. Autant dire que "Je veux être muté en Angleterre pour garder un œil sur mon frère" ou "Le nom de ma famille a besoin d'être réaffirmé en Angleterre" avaient été loin d'être des arguments suffisants pour obtenir l'accord du géant. La vengeance ne pouvait pas être évoquée. Il avait donc fallu déployer des trésors d'éloquence et se creuser la cervelle à trouver mille et un avantage pour le Russe à envoyer celui qu'il considérait comme son disciple en Angleterre. Terre à vous ramollir son homme selon Karedin. Mais y trouvant finalement son compte, celui-ci avait fini par donner son accord. Matthew ne s'était jamais soucié d'avoir à convaincre le Ministère de la Magie anglais d'ailleurs : une fois Karedin rallié à sa cause, il n'avait plus qu'à laisser faire le terrible diplomate.
Et c'était bien de ça dont il devait être question aujourd'hui : les derniers détails avant le départ.

Matthew suivit son supérieur dans le vaste bureau semblant tapissé de monticules de dossiers parmi lesquels seuls Karedin semblait pouvoir se retrouver. Celui-ci s'écroula dans son fauteuil qui gémit sous le poids. D'un coup de baguette, l'un des dossiers se présenta au jeune homme. Un coup d'œil rapide à l'intérieur, quelques feuilletages, et il sut qu'il s'agissait de toutes ses affectations et missions en Angleterre, officielles et officieuses. Il avait beau avoir la double nationalité, Karedin semblait estimer qu'il n'était que Russe. Sauf quand il s'agissait de simplifier certaines procédures et de jouer avec les familles locales.

La conversation s'étendit sur plusieurs heures, à revérifier chaque détail, à s'informer des nouvelles politiques de mondaines provenant de la Grande Bretagne, de la situation de chaque faction identifiée, à récapituler le curriculum des personnalités les plus importantes. Et bien sûr il fut question du Lord. Que Karedin aborda avec une neutralité que d'aucun aurait sûrement qualifiée de professionnelle, mais que Matthew reconnut comme de la prudence. Le géant était corps et âme dévoué à son gouvernement. Ses idées et opinions passaient toujours au second plan face aux décisions prises en haut lieu. Et le haut lieu en question était tout sauf clair à ce sujet. Et pour cause, le Seigneur des Ténèbres n'était censé être encore qu'une rumeur. Pour les renseignements les choses étaient différentes. Pour Matthew encore plus. Dans quelques jours, à peine plus d'une semaine, il aurait la marque...
Stimulé, la conversation l'avait tout à fait réveillé et il se sentait près à affronter la journée chargée qui finirait en Angleterre lorsqu'elle sembla toucher à sa fin. Il s'apprêtait à se lever et faire ses au-revoirs à son supérieur quand celui-ci l'arrêta d'un geste. Plus un sourire sur son visage rougeaud et brutal, comme du granit taillé à la serpe, mais un air bizarrement songeur.

-Matthew... Je t'aime bien mon garçon alors je vais te donner un conseil. Un vrai conseil. Quoi qu'il arrive : garde la tête froide. Toujours.

Matthew ne baissa pas les yeux, ne cilla pas, mais il sentit ses mâchoires se contracter de manière infime. Signe révélateur. Ou qui l'aurait été si ce qu'il lisait dans les yeux de Karedin ne lui racontait pas que le diplomate, avec sa finesse habituelle, avait deviné tout des véritables motivations qui le poussait à rejoindre l'Angleterre. Dès lors il n'y avait rien à révéler. Le jeune homme acquiesça sobrement, mais ce conseil-là il ne l'oublierait pas et le garderait à l'esprit. Le contraire aurait été de la dernière imbécillité.
Les deux hommes se serrèrent la main sans effusion, puis, parce que son personnage jovial et envahissant reprenait toujours le dessus quand il avait obtenu ce qu'il voulait, Karedin partit d'un rire tonitruant et lâcha une dernière recommandation :

- Et tâchez de revenir toi et ton frère ! Et dans pas trop longtemps ou l'Angleterre vous ramollira la moelle et vous ne seriez plus bons à rien !